Rose à l’île de Michel Rabagliati

Rose

Après le décès de son père et la séparation d’avec sa femme, Paul avait besoin d’un grand bol d’air. Il part donc en vacances avec sa fille, Rose, âgée de 23 ans, sur l’île verte dans l’estuaire du Saint Laurent. Ils y ont loué un petit chalet, loin de tout et niché au cœur de la forêt. Ce sont leurs premières vacances en tête-à-tête et cela va leur permettre de se retrouver mais aussi de se balader à la découverte de l’île.

Après la série des Paul (que je n’ai pas encore terminée), Michel Rabagliati nous offre avec « Rose à l’île » son premier roman illustré. Cette forme libère le dessinateur, lui redonne un nouveau souffle. Le paysage s’étire, s’épanouit dans les pages du livre, loin de la rigueur des cases. Même chose pour le texte qui s’affranchit de la forme courte des bulles. La nature console et répare, tout comme les relations amicales imprévues. Michel Rabagliati illustre avec beaucoup de minutie et de précision la faune et la flore de l’île. On sent sa délectation à dessiner ce qui l’entoure.

En plus des thématiques récurrentes chez l’auteur, comme la solitude ou le vieillissement, il questionne également la création et son inspiration. Il sent que celle-ci s’assèche, que l’autofiction n’est pas la seule voie possible pour s’exprimer. Son séjour sur l’île lui laisse entrevoir d’autres possibilités de création.

La poésie, la douceur des paysages, la simplicité des relations avec les autres, l’humour, tout concourt sur l’île verte à apaiser Paul. Malgré la mélancolie qui transparait par moments, « Rose à l’île » est lumineux et particulièrement savoureux.

La boule de neige de Brigid Brophy

9782714404015ORI

En cette nuit du réveillon du nouvel an, une large assemblée se réunit dans le manoir georgien d’Anne et de son mari Tom-Tom. Les invités doivent se présenter déguisés. Anna, une amie de longue date de la maitresse de maison, porte le costume de Donna Anna. Elle semble s’ennuyer au milieu de cette foule joyeuse et alcoolisée. A minuit, un homme, portant bien évidemment le costume de Don Juan, l’embrasse avec fougue. Entre eux, débute alors un jeu de séduction ambigu.

La quatrième de couverture du roman de Brigid Brophy était prometteuse mais j’ai eu beaucoup de mal à achever ma lecture. Plusieurs couples sont observés par l’autrice : Anne et son mari, récemment mariés (Anne a été mariée plusieurs fois), et qui sont encore habités par le désir ; Ruth et Edward sont au début de leur vie d’adultes et ils découvrent les sentiments et les pulsions sexuelles ; Anna et Don Juan flirtent durant le bal mais tous les deux semblent désabusés. Anna est divorcée, elle joue avec l’anonymat, le mystère que lui offrent les masques portés durant la soirée. Le sujet du livre porte sur Eros et Thanatos, sur le désenchantement d’Anna face à ses relations avec les hommes. L’ambiance du bal reflète cet état d’esprit, on sent une certaine décrépitude, une lassitude profonde.

Brigid Brophy évoque aussi les jeux de pouvoir, d’argent et la place des femmes dans cette société du milieu des années 60. Malgré ces thématiques intéressantes et des images fortes (le bal comme une mer agitée par exemple), je suis restée à distance de ce roman, n’arrivant pas totalement à me sentir concernée par les propos (les personnages sont très bavards) d’Anna et de son Don Juan d’un soir.

J’étais enchantée à l’idée de découvrir une autrice anglaise dont je ne connaissais pas le travail. Malheureusement cette comédie de mœurs, inspirée du Don Giovanni de Mozart, ne m’a pas séduite.

Traduction Léo Lack

Hors d’atteinte de Marcia Burnier

Marcia-Burnier_Hors-datteinte_COUV-680x1086

« Mais elle sait que quelques années après son départ, quand il était entré dans sa vie, il avait fini par la convaincre qu’elle avait peur de tout, tout le temps. Peur du froid. Peur d’être seule. Peur de ne pas savoir comment faire pour vivre. Qu’elle était une chose fragile, qu’il fallait protéger, isoler et enfermer, pour éviter qu’elle se blesse. Après cinq ans passés sous l’emprise  de son compagnon, Erin a tout quitté pour se réfugier dans les Pyrénées. Dans une maison isolée, elle pose ses bagages avec sa chienne Tonnerre. Loin de tout, elle va essayer de se reconstruire notamment grâce aux randonnées en pleine nature. Elle a grandi dans les Alpes mais ne pouvait retourner en montagne en raison de sa soit disant fragilité. En raison des brimades, des remontrances, Erin est devenue peu à peu invisible. Elle doit réapprendre à se faire confiance, a effacé la peur.

Après la rage des « Orageuses », j’ai retrouvé une Marcia Burnier plus apaisée dans « Hors d’atteinte ». Comme dans son premier roman, elle traite du thème des violences faites aux femmes. Mais ici point de vengeance mais une reconstruction qui se fait lentement, au rythme de la nature qui entoure Erin. Le roman est une ode à la nature, à sa beauté qui peut émerveiller mais surtout consoler. Le personnage principal du roman retrouve des sensations oubliées et redonne toute sa place à son corps malmené. La compagnie des animaux, Tonnerre et le chat Idéfix, l’aidera également sur le chemin de la guérison. Au fur et à mesure, les flash-backs de sa vie d’avant deviennent de moins en moins présents, preuve qu’Erin se sent mieux.

Comme chez Jean-François Beauchemin, la beauté du monde, de la nature sauvage peut aider à surmonter sa peine. L’héroïne du deuxième roman de Marcia Burnier l’expérimente et nous explorons avec elle les sublimes paysages des Pyrénées. L’autrice nous offre à nouveau un très beau portrait de femme qui fuit pour mieux se retrouver.

Les orageuses de Marcia Burnier

les_orageuses-1408541-264-432

« Ce qu’elles voulaient, c’était des réparations, c’était se sentir moins vides, moins laissées-pour-compte. Elles avaient besoin de faire du bruit, de faire des vagues, que leur douleur retentisse quelque part. » Mia, Nina, Lila, Inès et Lucie ont toutes subi des violences sexuelles. Face à l’inertie et à la lenteur du système judiciaire, elles ont décidé de se faire justice. Elles veulent retrouver leurs agresseurs pour qu’ils prennent la mesure de leurs actes et ainsi reprendre confiance. Des dégâts matériels, pas physiques, mais qui laissent une trace durablement dans l’esprit des hommes qui les ont brutalisées. Il faut que la peur change de camp.

« Les orageuses » est le premier roman de Marcia Burnier et il fut également le premier livre de fiction de la collection Sorcières des éditions Cambourakis. Ce court texte est marquant, c’est un cri de rage et de colère. L’ouverture est un coup de poing puisqu’elle nous plonge dans la tête d’Inès après son agression. C’est vers Mia qu’elle se tourne ensuite. La sororité est très forte dans ce roman. Les jeunes femmes se soutiennent, se réconfortent et surtout elles se comprennent. Leur force, c’est d’être ensemble.

« Les orageuses » est bien évidemment un roman engagé qui sensibilise sur le devenir des victimes. L’empathie que l’on ressent pour les héroïnes nous permet de mieux appréhender leur questionnement sur la justice, sur les réparations (sous quelle forme ? la vengeance rabaisse-t-elle ?), sur la façon de se reconstruire et de continuer à vivre. Leurs propos sont souvent radicaux, à la hauteur de leur souffrance. Le corps a une place essentielle dans le texte, il n’oublie rien des agressions et il est le lieu de toutes les angoisses et peur. Il a autant besoin de réparation que l’esprit. Le récit est âpre mais il permet la réflexion.

« Les orageuses » est un premier roman très réussi, à l’écriture saisissante, emprunte de la rage de ses héroïnes.

Après minuit de Gillian McAllister

9782383991779ORI

Minuit le 30 octobre 2022, Jen Brotherhood attend le retour de son fils Todd, 18 ans. Son mari, Kelly, trouve qu’elle s’inquiète trop et remonte se coucher. Vers 1h, Jen est soulagée de voir apparaître la silhouette de son fils dans la rue. Elle se rend soudainement compte que son fils n’est pas seul, un homme se rapproche de lui. Avec horreur, elle voit Todd poignarder l’inconnu. La police intervient rapidement et emmène Todd, qui assume son acte, au commissariat. Jen ne peut pas croire ce qu’il lui arrive. En tant qu’avocate, elle compte se battre pour son fils et pour comprendre ce qu’il a fait. Lorsqu’elle se réveille le lendemain matin, Todd est dans sa chambre et non au commissariat. Jen découvre alors qu’il est 8h du matin le 28 octobre 2022.

« Après minuit » est un thriller original et ingénieux qui tient ses promesses jusqu’à sa dernière page. On suit Jen dans son retour en arrière qui progresse lentement puis s’accélère en lui faisant sauter des mois entiers. L’héroïne du livre doit, dans le passé, élucider un crime qui n’a pas encore eu lieu. Au fur et à mesure de son retour en arrière, elle va apprendre à mieux connaître ses proches. Se mêle à cela une forte culpabilité, celle d’être une mauvaise mère et celle de n’avoir pas été assez présente. Comme beaucoup de femmes actives, Jen s’interroge sur la place de son travail par rapport à sa vie privée. Peut-elle corriger ses erreurs dans sa boucle temporelle et sont-elles vraiment la cause du meurtre ?

Le roman est particulièrement bien construit, la question des voyages temporelles est parfaitement utilisée (comment faire comprendre que l’on a déjà vécu ces journées, comment se comporter lorsque l’on sait que le lendemain nous plongera dans le passé).

« Après minuit » est un véritable page-turner qui réserve de nombreuses surprises à ses lecteurs et dont l’intensité ne faiblit pas.

Traduction Clément Baude

Tumeur ou tutu de Léna Ghar

Tumeur ou tutu

Tumeur ou tutu (tu meurs ou tu tues) sont les deux options qui s’offrent à la narratrice pour pouvoir continuer à vivre. Depuis l’âge de trois ans, elle cherche à déterminer, à nommer son profond mal-être. Sa famille semble un modèle vue de l’extérieur. Ses parents, qu’elles surnomment Swayze et Novatchok, son demi-frère Grandoux et son petit frère Petit Prince forment en réalité une cellule familiale dysfonctionnelle. La mère est institutrice, elle adore les enfants sauf les siens qu’elle rabroue, humilie et frappe. Le père fait comme si rien ne se passait. Comment grandir, se construire dans un tel environnement ?

Léna Ghar a écrit un premier roman surprenant et singulier. L’histoire de la narratrice se fait par fragments de l’an 3 à l’an 27. Pour s’échapper, la petite fille s’invente un langage bien à elle : les surnoms des membres de sa famille, la praison pour désigner l’endroit où elle vit, les spartiates qui sont les humains qu’elle ne connaît pas, les paladins pour les proches et amis. L’autrice développe beaucoup d’inventivité pour nous plonger dans la psyché de cette enfant maltraitée.

Tout le roman est un monologue intérieur mais cette voix est parasitée par celle de la mère, brutale et odieuse, ou celle des autres membres de la famille, des amis. « Mes paladins ne gaspillent jamais leurs mots, ils ne cèdent pas à la polentase vaseuse à pleurer des spartiates. On est pareils, on n’a pas le bon neurone, on ne comprend que ce qui est irréfutable : les nombres. Je m’endors plus facilement depuis que je sais qu’en maths il n’y a qu’une seule réponse à chaque question. » Voilà une autre forme de langage qu’utilise Léna Ghar pour transcrire la voix de sa narratrice. Elle transforme le monde en équations, en problème à régler mathématiquement pour essayer de la comprendre et tenter de trouver sa place dans l’humanité.

Inventivité du langage, trouvailles formelles , tout est mis en œuvre par Léna Ghar pour nous faire ressentir la profonde blessure, le trauma d’une enfant maltraitée. « Tumeur ou tutu » est un premier roman très original et audacieux sur un sujet difficile.

Il était une fois en Amérique de Harry Grey

9782355849848ORI

« Et puis merde, le monde est une jungle, c’est chacun pour soi. Le meilleur qui gagne, la loi du plus fort, tout ça. Et on est forts – OK, notre audace et notre énergie excessive pourraient trouver des voies plus nobles pour s’exprimer, mais qui a la patience ? On veut atteindre le sommet de l’échelle le plus vite possible. On a notre claque de cette pauvreté. » Noodles, Max, Cockeye, Dominik et Patsy grandissent dans le Lower East Side dans les années 20. Gamins des rues qui tentent de gagner leur subsistance par de petits larcins, ils vont en grandissant intégrer la mafia et devenir de vrais caïds. Leur milieu social ne leur donne pas d’autres choix et le New York de la prohibition est le royaume des gangs. L’argent, l’alcool et les jolies filles sont à portée de main pour des gamins aussi débrouillards et intelligents que Noodles et Max.

Avant cette publication par les éditions Sonatine, je ne savais pas que le grand film de Sergio Leone était tiré d’un livre. Harry Grey l’a écrit à Sing Sing et il est largement autobiographique. Ce roman fleuve nous plonge dans les bas-fonds de New York, les speakeasies où l’alcool coule à flot et où les couteaux et les flingues surgissent à la moindre anicroche. Harry Grey détaille avec beaucoup de précision le cadre dans lequel s’inscrit l’histoire des amis d’enfance. Leur cohésion, leur fidélité font d’eux une équipe redoutable appelée à remettre de l’ordre dans un casino ou à braquer une compagnie d’assurance. Bien-sûr, toutes ces opérations ne se font pas sans faire couler beaucoup de sang, la bande de Noodles et Max est d’ailleurs spécialisée dans la disparation des cadavres gênants. Excessifs, grandiloquents, sûrs d’eux, Noodles et ses amis sont des personnages « bigger than life » qui méritaient d’être immortalisés dans les pages d’un livre et sur grand écran.

Si vous aimez les ambiances des films de Martin Scorsese et si bien-sûr vous avez aimé l’adaptation de Sergio Leone, vous ne serez pas déçus par la lecture du roman de Harry Grey qui vous transportera dans l’Amérique des années 20 et 30, celle de la prohibition et de la montée en puissance de la mafia.

Traduction Caroline Nicolas

Bilan livresque et cinéma de mars

IMG_20240324_184045_487

Le mois de mars était placé sous le signe de la découverte avec uniquement des auteurs que je n’avais jamais lus jusqu’à présent :

-Léna Ghar et son très original « Tumeur ou tutu » qui évoque une enfance maltraitée ;

-Marcia Burnier dont le premier roman, « Les orageuses » dormait dans ma pal depuis sa sortie… j’ai profité de la venue de l’autrice en Vleel pour enchaîner avec son deuxième roman ;

-Florent Marchet et son dernier roman « Tout ce qui manque » qui a reçu le prix Vleel cette année ;

-Harry Grey dont le livre largement autobiographique, « Il était une fois en Amérique »,  a inspiré Sergio Leone pour son dernier film ;

-Gillian McAllister et son étonnant thriller « Après minuit » qui plonge son héroïne dans un voyage dans le temps pour résoudre un meurtre ;

-Jérôme Moreau et sa colorée et écologiste bande-dessinée « Les Pizzlys ».

Côté cinéma, voici mes films préférés :

763a43abc58e9b4f4da78120f46d74c5

Des vols ont eu lieu dans une école. Un jeune élève d’origine turque a rapidement été soupçonné. Son enseignante principale, Carla Nowak, n’a pas apprécié la façon dont le garçon a été accusé et elle décide de mener sa propre enquête. Le vol ayant eu lieu dans la salle des profs, elle y laisse son ordinateur pour qu’il filme ce qui s’y passe. La découverte de l’identité du pickpocket va déclencher une véritable tempête dans le collège.

« La salle des profs » est un formidable thriller, haletant et tendu. Le film se déroule en huis-clos et Carla Nowak est de plus en plus acculée. Ses bonnes intentions se transforment en véritable cauchemar. D’ailleurs, la vérité reste, durant tout le film, soumise à diverses interprétations et n’est pas aussi claire qu’il n’y parait au départ. Beaucoup de sujets sont évoqués dans le film autour du monde scolaire, des relations avec les parents d’élèves, les apparences trompeuses. Le cœur du film reste néanmoins le thriller qui est parfaitement mené.

8d45e39ab869f4058b26f4986e04199e

Après la mort de son frère au front, l’écrivain Siegfried Sassoon (1886-1967) refuse d’y retourner et l’exprime fermement devant une commission d’officiers. Il échappe de justesse à la peine de mort et il est envoyé dans un hôpital militaire en Écosse où il est soigné pour neurasthénie. Par la suite, il réussira à survivre à son retour au front contrairement à beaucoup de ses connaissances. Durant l’entre-deux-guerres, sa liberté et son charisme feront de lui la coqueluche des milieux littéraires et de la haute société.

Le dernier films de Terence Davies, décédé en octobre 2023, n’est pas un biopic classique, il se développe sous forme de réminiscences du passé. Le parcours de Siegfried Sassoon, son cheminement sont retracés par petites touches, par des aller-retours dans le temps (Jack Lowden puis Peter Capaldi interprètent le personnage). Homosexuel assumé dans le milieu mondain qu’il côtoie, il va pourtant épouser une femme, avoir un fils et se convertir au catholicisme. Les textes de l’auteur sont lus à de nombreux reprises en voix off, des images d’archives enrichissent également le film. Le travail de Terence Davies rend hommage à Sassoon, à la complexité de sa personnalité, ses choix, sa solitude et son pacifisme. Élégant, raffiné, « Les carnets de Siegfried » est un très beau film testamentaire.

Et sinon :

  • « La vie de ma mère » de Julien Carpentier : Pierre, trentenaire, est fleuriste. Son élégante boutique est prospère. A part sa difficulté à s’engager avec sa petite amie, tout semble aller pour le mieux dans la vie du jeune homme. Un matin où il est à Rungis avec son employé Ibou, un coup de téléphone va bouleverser son paisible quotidien. Sa mère Judith, bipolaire, vient de s’échapper de sa clinique. Après deux ans à avoir construit sa vie loin d’elle, Pierre doit à nouveau s’en occuper et doit la ramener à la clinique. « La vie de ma mère » est un film d’une délicatesse et d’une tendresse infinies. Pierre et sa mère partent pour un court voyage qui sera riche en émotions fortes. Petit à petit, on comprend le ressentiment, la lassitude de Pierre qui a du prendre en charge sa mère dès son plus jeune âge et gérer ses changements d’humeur. Derrière les excès de Judith, on entraperçoit la douleur d’être internée dans une clinique où son fils ne vient jamais la voir. On sent aussi, entre les deux personnages, un amour très profond et contrarié. Pour que le film soit touchant et loin de toute mièvrerie, il fallait deux acteurs au sommet de leur art et c’est le cas avec Agnès Jaoui et William Lebghil en parfaite symbiose.
  • « Scandaleusement vôtre » de Thea Sharrock : Littlehampton, une petite ville côtière du sud de l’Angleterre dans les années 20, est le théâtre d’un retentissant scandale. La très pieuse et coincée Edith Swan reçoit des lettres anonymes particulièrement ordurières et pleine d’insanités. Les soupçons se portent rapidement sur la voisine d’Edith, Rose Gooding, une irlandaise très libre et effrontée. Une policière, Gladys Moss, est persuadée de l’innocence de Rose et va mener son enquête avec un groupe de villageoises. Cette comédie réjouissante s’inspire de faits réels. Elle nous montre une Angleterre de l’entre-deux-guerres où le puritanisme et le patriarcat dominent la société. Le personnage d’Edith, superbement interprété par Olivia Colman, en est la victime. Elle est assez pitoyable, rongée par les frustrations et par la colère. La reconstitution historique est de qualité, tout comme le sont les dialogues. La satire aurait pu être encore plus cruelle pour être encore plus délectable. La force du film est son casting impeccable jusqu’aux seconds rôles. Le duo Olivia Colman/Jessie Buckley, qui incarne Rose, est parfait et elles nous offrent deux beaux numéros d’actrices.
  • « The sweet east » de Sean Price Williams : Lilian, une lycéenne de la côte est, est en voyage scolaire à Washington. Elle semble vaguement s’ennuyer. Durant une alerte terroriste dans un bar, où la classe est réunie, Lilian en profite pour s’échapper en suivant un jeune punk qui connait un passage secret vers l’extérieur. Le jeune fille va vivre quelques jours dans le squat où il vit avec d’autres activistes. Mais son voyage ne fait que commencer. « The sweet east » est une sorte d’Alice au pays des merveilles. Lilian va croiser la route de personnages très différents, souvent inquiétants mais comme Alice, rien de grave ne va lui arriver. Le réalisateur nous montre une Amérique extrêmement contrastée (un universitaire réactionnaire aux activités louches, des afro-américains intellos et engagés, une secte masculiniste installée dans le Vermont). Des courants de pensées totalement irréconciliables qui soulignent bien l’antagonisme fort qui scinde le pays. « The sweet east » est aussi un éloge de la fuite puisque son héroïne semble apprécier son étrange voyage. Le film est intéressant, plutôt plaisant malgré une certaine langueur.

Les pizzlys de Jérémie Moreau

Les_pizzlys_pix

Nathan, un jeune parisien, est chauffeur Uber et il s’épuise au volant pour subvenir aux besoins de sa famille. Il élève seul sa sœur Zoé et son frère Étienne suite au décès soudain de leur mère. Un jour, il prend en charge Annie, une vieille femme qui se rend à l’aéroport pour rejoindre sa terre natale, l’Alaska. Voilà quarante ans qu’elle l’a quittée pour vivre à Paris. Nathan s’endort au volant pendant sa course et provoque un accident. Personne n’est heureusement blessé mais la voiture est inutilisable. Le jeune homme n’avait même pas fini de la payer. Il sombre dans le désespoir et son avenir semble sans issue. Annie lui propose une porte de sortie surprenante : la fratrie va venir avec elle en Alaska le temps que Nathan remette sa vie et ses idées en place. Entre les jeux vidéos et leurs téléphones, Zoé et Étienne ne sont pas emballés par l’idée d’être coupés du monde au fin fond de l’Alaska.

PIZZLYS_interieur.indd

Jérôme Moreau nous donne à lire avec « Les Pizzlys » une fable écologique où les mythes et légendes sont très présents. Nathan, Zoé et Étienne se reconnectent à la nature, aux animaux notamment par le biais de leurs rêves. Le fantastique habite cette terre ancestrale. Mais l’Alaska n’est pas qu’une terre rêvée, elle est frappée par le changement climatique. Annie ne retrouve pas le village où elle a grandi. Les hommes ont déserté le lieu. La fonte des glaces modifie les paysages, les oiseaux migrateurs partent deux mois en avance, les grizzlys et les ours polaires s’accouplent pour donner des pizzlys.

11a97e342e963719802a709df80e17da

Ce qui fait la force et l’originalité de cette bande-dessinée est son travail sur la couleur. Rose, vert, violet dominent l’ensemble, des couleurs d’aurore boréale qui renforcent le côté onirique de l’intrigue. Cela donne des pages plastiquement magnifiques qui captivent le regard.

PIZZLYS_interieur.indd

« Votre « homme » a marché sur la lune, mais il ne sait plus habiter la terre« , c’est ce que Jérémie Moreau veut nous montrer dans sa bande-dessinée où il aborde le thème de l’écologie, d’un retour à la nature. Son travail graphique, surtout le choix des couleurs, m’a totalement séduite.

Les Tyson de May Sinclair

Les-Tysons_COUV

Après une vie passée à l’étranger, Nevill Tyson, 36 ans, revient en Angleterre pour hériter de la vaste propriété de son oncle à Drayton Parva, une petite ville proche de Londres. Ce fils de tailleur ne doit sa réussite à personne d’autre qu’à lui-même et son héritage lui permet d’assouvir pleinement son ambition sociale. Rapidement, Nevill épouse Molly qui a 19 ans et une beauté renversante. « Mme Nevill Tyson ! Elle était une illusion et une distraction de la tête aux pieds ; sa beauté était pour vos sens une promesse que son intellect ne pouvait tenir. » Dans une petite ville comme Drayton Parva, les commérages vont bon train et les Tyson font un sujet idéal pour les habitants. Le couple n’est pas très bien assorti et Molly sait pertinemment que l’affection de son mari repose sur sa beauté (l’intérêt de leurs voisins également). Que se passera-t-il lorsque sa beauté se fanera ?

Après le fabuleux « Vie et mort de Harriett Frean » et l’excellent « Les trois sœurs », je retrouve avec grand plaisir May Sinclair et j’ai à nouveau été séduite par ce roman publié en 1898. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la romancière ne fait pas de cadeau à ses personnages (c’était déjà le cas avec Harriett Frean). La pauvre Molly est cruellement dépeinte comme une très belle potiche sans cervelle, très décorative et fascinante à regarder. Ce qu’elle désire réellement n’a que peu d’importance. Nevill est très versatile dans son amour pour Molly ; il fluctue tout au long du roman. May Sinclair, qui était suffragette, interroge bien évidemment la place de la femme, mais également l’institution du mariage. Pour des questions de respectabilité, Nevill se sent obligé de se marier. Dans cette histoire, Nevill, même s’il est peu aimable, est également à plaindre. Il voulait s’élever, quitter son milieu social d’origine, mais il comprendra, dans la douleur, que l’argent n’achète pas tout. Ses origines modestes restent un frein et il ne sera jamais vraiment accepté à Drayton Parva.

Comme dans ses autres romans, May Sinclair analyse finement et de manière poussée la psychologie de ses personnages. Ils ont une véritable épaisseur et leurs destinées, forcément tragiques, ne peuvent laisser le lecteur indifférent.

Après mes deux premières lectures de May Sinclair, j’espérais que d’autres traductions suivraient. La publication des « Tyson » m’a donc ravie : l’acuité du regard de May Sinclair, sa critique de la société patriarcale, son traitement sans concession des personnages sont à nouveau au rendez-vous dans ce roman.

Traduction Leslie De Bont